L’interview de l’expert – Amélie Marcilhac « La passion de l’exception »

C’est dans un bureau aux murs tapissés de livres que notre experte spécialiste de René Lalique nous reçoit pour un échange enjoué autour de cet orfèvre-verrier inclassable.

Que couvre votre spécialité ?
Au sein de la galerie Marcilhac, que mon père a fondée et dirigée de 1969 à 2013, année de son départ en retraite, je m’occupe exclusivement de l’expertise d’œuvres et objets proposés par des maisons de ventes aux enchères. Nous avons une connaissance largement reconnue de l’Art Nouveau et de l’Art Déco et sommes, entre autres, la référence mondiale pour René Lalique. Le catalogue raisonné de son œuvre de verre établi par mon père a été publié pour la première fois en 1991 puis réédité à quatre reprises. Pour ma part, j’ai soutenu ma thèse d’histoire de l’art sur le décorateur français Marcel Coard (1889-1974) et transformé l’essai en la publiant aux Éditions de l’Amateur. Ce goût pour la recherche et mon amour naturel pour les livres m’a certainement prédisposée à poursuivre et développer cette activité.

En quoi la coupe que nous présentons est-elle exceptionnelle ?
Il s’agit de l’’une des pièces les plus spectaculaires de René Lalique. Nous n’en connaissions l’existence que grâce à quelques photographies prises pendant l’Exposition Universelle de Paris de 1900 où elle était présentée dans la section « objets d’art ». Même mon père ne l’avait jamais vue auparavant, c’est dire notre joie ! Le catalogue raisonné des bijoux et orfèvrerie de Sigrid Barten paru en 1977 la mentionnait comme «perdue» ! Le travail de cette coupe est d’une complexité inouïe. La monture en argent, d’une épaisseur homogène, est d’une qualité telle qu’elle accueille non seulement, à l’extérieur, ces émaux à motif de scarabées rhinocéros mais encore, à l’intérieur, un cristal légèrement opalescent soufflé qui ne déborde à aucun endroit et d’une grande douceur au toucher. À mon sens, c’est l’objet parfait.

Lalique est-il déjà si connu au tournant du siècle ?
Énormément ! Songez qu’à cette Exposition Universelle de 1900, où le monde entier se presse, René Lalique invite les visiteurs à franchir une imposante devanture de femmes-ailées qu’il a dessinée pour exposer ses chefs-d’œuvre, dont beaucoup de bijoux. Notre coupe y est en bonne place. Pour les artisans de l’époque, c’est un événement capital qui se prépare plusieurs années auparavant avec pour mot d’ordre de ne présenter que des réalisations inédites. Et cette année 1900 est charnière pour René Lalique qui commence à peine à allier orfèvrerie et verrerie. À l’époque, il ne crée pas encore ces vases qui le feront connaître du grand public quelques années plus tard, le temps de construire un four pour lui permettre de fabriquer lui-même son verre.

Le scarabée est-il un motif récurrent ?
Émile Gallé, Louis Majorelle ou René Lalique n’étaient pas que des artisans de génie. Ils étaient aussi et avant tout de fins connaisseurs d’une nature qu’ils étudiaient le plus sérieusement du monde. Émile Gallé pouvait vous citer toutes les fleurs du monde et connaître les particularités de chacune. L’Art Nouveau est connu pour s’être inspiré de la nature mais on oublie trop souvent qu’il est aussi l’enfant du symbolisme. Si les artisans puisent leur inspiration dans la faune et la flore, la portée symbolique d’un scarabée, d’un coléoptère ou d’un serpent ne doit pas être négligée. Après tout, les scarabées n’étaient-ils pas – avec les chats – les animaux les plus importants dans l’Égypte ancienne ? Maurice Rheims, dans son ouvrage L’Objet 1900, montre bien à quel point chaque objet est révélateur de son époque, a fortiori lorsqu’il a pour objectif de marquer les esprits. Nous sommes tous habités par des démons et les arts décoratifs ne dérogent pas à la règle. Allez observer les scarabées chez le naturaliste Deyrolle et vous constaterez que ceux de René Lalique nous semblent tout aussi réels mais plus inquiétants et mystérieux que leurs modèles ! Quant à ceux qui ornent notre coupe, avec leur couleur bleutée, ils nous donnent l’impression de faire à eux seuls le lien entre le bestiaire Art Nouveau et celui de l’Art Déco. Pour bien marquer l’appartenance de ce calice au monde animal, René Lalique a gravé son dessin sous le socle comme une marque de son appartenance. C’est une première.

Quels types d’amateurs cette coupe peut-elle intéresser aujourd’hui ?
Il y a d’abord le collectionneur compulsif de Lalique, attiré par le caractère historique de ce type de pièce, de surcroît «sacralisée» par sa présence à l’Exposition Universelle de 1900. Puis le féru de prouesses techniques qui y trouve un condensé idéal entre technique du verre, technique du métal et technique de l’émail. Ce type d’amateur sera d’ailleurs le plus sensible au fait que la coupe n’a jamais été restaurée et soit proposée dans un état de fraîcheur exceptionnel. Enfin, le collectionneur « OVNI » qui sort des sentiers battus, un fou d’objets de curiosité séduit par l’esprit de cette pièce qui a la force d’un très grand objet de collection.

De telles redécouvertes sont-elles courantes ?
Depuis dix ans, seules trois pièces de René Lalique aussi exceptionnelles ont réapparu. À mon sens, cette coupe est la quatrième. Monsieur Karl Lagerfeld dit souvent : « la possession ne m’intéresse pas, mais la quête oui ». L’arrivée de cet objet inédit sur le marché ne devrait pas laisser les amateurs indifférents et, comme le dit mon père, les objets méritent toujours leurs acheteurs.

Lot 77 page 40

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