L’Express : « Confinement oblige, les 285 enchérisseurs suivent tous la vente de la maison Fauve Paris depuis leur canapé »

Pendant l’épidémie de coronavirus, les ventes aux enchères continuent

Par Jérôme Dupuis

Drouot, Sotheby’s, Christie’s… Les maisons de vente se sont adaptées au confinement et continuent leurs activités via internet. Avec de plus en plus d’enchérisseurs devant leurs écrans

« Adjugé ! » Bang ! Le marteau d’ivoire de Me Cédric Melado s’abat sur la table. La toile colorée de Frantisek Kupka s’est envolée à 45 000 euros. Pourtant, ce 21 mars, le commissaire-priseur se tient devant une salle… totalement vide. Pas un bras qui se lève, pas la moindre enchère de vive voix, pas le brouhaha habituel. Confinement oblige, les 285 enchérisseurs suivent tous la vente de la maison Fauve Paris depuis leur canapé sur le site de Drouot Digital. Même les collaborateurs de Me Melado sont chez eux, relayant les enchères par téléphone de certains clients. Le commissaire-priseur peut les voir en visio-conférence sur un écran devant lui.

Plus de 750 enchérisseurs en ligne pour une vente de bandes dessinées

Bienvenue dans le monde des enchères au temps du coronavirus. Car, pendant l’épidémie, les ventes continuent. L’hôtel Drouot, qui voit défiler d’ordinaire 3500 visiteurs par jour, a fermé ses portes dès le 16 mars. Très vite, un certain nombre de ventes ont été dématérialisées. La possibilité d’enchérir via internet existe depuis des années, mais avec le confinement elle est devenue le seul et unique recours.

Me Lynda Trouvé, qui devait tenir le marteau pour deux ventes consacrées à l’Indochine les 17 et 18 mars, a ainsi décidé de les mener à huis-clos depuis son étude.  » Des collectionneurs et des institutions avaient manifesté leur intérêt, j’ai donc décidé de maintenir ces ventes en live sur Drouot Digital. Je ne l’ai pas regretté, elles ont totalisé plus d’1 million d’euros frais inclus », a-t-elle confié.

« Evidemment, avec ces ventes dématérialisées, il n’y a ni l’électricité que l’on peut observer en salle, ni les acheteurs occasionnels qui ont un coup de coeur en découvrant physiquement un vase ou un tableau », déplore un habitué de Drouot. Mais le nombre d’inscrits à ces ventes live a plus que doublé depuis le début du confinement : le feu des enchères digitales est donc au rendez-vous.

Exemple éclatant avec la vente de bandes dessinées et de planches originales organisée par l’étude Millon, le 29 mars. Pas moins de 769 enchérisseurs venus de 16 pays différents se sont âprement disputés les lots derrière leurs écrans pendant près de huit heures ! Une édition originale de Tintin au pays des Soviets est ainsi partie à 6000 euros, deux petits crayonnés représentant Tintin avec une colombe à 7000 euros. Me Alexandre Millon faisait le show devant la caméra depuis son estrade comme s’il avait deux cents personnes devant lui…

L’irrésistible progression des ventes online

Malgré le succès de ces ventes, l’activité générale de Drouot a évidement baissé depuis le début du confinement. Impossible d’accéder aux pièces entreposées, difficultés à les livrer, à établir les catalogues, etc. « Il ne faudrait pas s’imaginer qu’il y a eu un transfert d’activité des ventes physiques vers les ventes live ou online », déclare Olivier Lange, directeur général du Groupe Drouot. Au fil des semaines, le nombre de vente live a en effet fini par baisser de 80%. Idem pour les ventes des commissaires-priseurs de province que l’on peut suivre via Interenchères Live.

Le salut viendra peut-être des ventes online. A la différence des ventes live, qui retransmettent par vidéo ce qui se passe en salle via internet, les ventes online sont totalement dématérialisées : les amateurs ont une semaine ou deux pour placer leurs enchères digitales jusqu’à une date-butoir. Si quelqu’un a sur-enchéri sur votre offre, vous en êtes immédiatement informé par un mail et ainsi de suite jusqu’à la dernière seconde.

Avec le confinement mondial, les prestigieuses maison anglo-saxonnes, Christie’s et Sotheby’s en tête, ont « basculé » vers ces ventes online. Ainsi, fin mars, Sotheby’s New York a atteint les 4 millions d’enchères lors d’une vente online de design, qui a réuni des centaines d’amateurs issus de 31 pays. Un lustre « Moorish » de Tiffany a même atteint 300 000 dollars, soit 20 fois son estimation…

« Nous avons lancé ces ventes online depuis 2016 et elles ne cessent de progresser, confirme Cécile Bernard, directrice monde des opérations Sotheby’s. L’an dernier, nous en avons organisé 129, dans tous les domaines, art contemporain, montres, bijoux, vin, et elles ont générés 80 millions de dollars. Elles représentaient déjà environ un tiers du nombre de nos ventes totales. Avec le confinement, cette proportion a naturellement augmenté. »

Ces dispersions online ont notamment attiré un nouveau public, souvent un peu plus jeune que celui des enchérisseurs traditionnels. Frustrés de ne pouvoir acheter en galeries, fermées, ou dans les foires d’art internationales, annulées, tout un petit monde d’amateurs s’est rabattu sur le dernier endroit où faire des emplettes : les maisons de vente. « Ce sont souvent des gens fortunés qui ne peuvent plus dépenser leur argent et qui ont soudain du temps, beaucoup de temps », précise un initié.

« Vous pouvez réfléchir plusieurs jours avant de surenchérir. »

La tendance devrait se confirmer après l’épidémie. En effet, il n’est pas certain que les clients retournent en masse s’entasser dans les salles des ventes dès la fin du confinement, même si Drouot envisage de reprendre et d’étendre son activité jusqu’à la fin de juillet, si les conditions sanitaires le permettent… De nouveaux outils se mettent déjà en place. « Avec la vidéo, on peut aujourd’hui organiser des visites virtuelles extrêmement performantes des expositions précédant les ventes, qui permettent de jauger un objet parfois même mieux que via les catalogues traditionnels. Les ventes online devraient se développer davantage encore à l’avenir », pronostique Cécile Bernard.

Evidemment, ces vacations sur internet sont dénuées du charme électrique des ventes en salles, avec leurs duels acharnés entre collectionneurs, leurs coups de théâtre, le mystère des acheteurs au téléphone, les « Adjugé ! » et le « Bang ! » du marteau. « Mais l’avantage, c’est que vous n’êtes plus obligé de vous décider en deux secondes, au risque de vous emballer, vous pouvez réfléchir plusieurs jours et vous documenter sur l’artiste dont vous convoitez le tableau », nuance un collectionneur. Bref, ces prochaines années, les enchères pourraient bien devenir plus virtuelles et moins romanesques. Un peu à l’image du monde de l’après-Covid-19 qui semble se dessiner sous nos yeux…

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