L’interview de Xavier Eeckhout, expert spécialiste des bronzes animaliers – « Quand la faune se déflore »

C’est dans un petit bureau où vit un bestiaire curieux et paisible d’animaux immobiles que notre expert spécialiste des bronzes animaliers nous reçoit pour un échange passionné autour d’une étoile filante de l’histoire de l’art.

Que couvre votre spécialité ?
Mon domaine d’expertise est la sculpture et mon thème de prédilection les bronzes animaliers de la première moitié du XXe siècle. En particulier ceux de François Pompon, Charles Artus, Roger Godchaux, Georges Lucien Guyot, Marcel Lémar, Albéric Collin et, bien évidemment, Rembrandt Bugatti. Par goût personnel, je me suis tourné très tôt vers les écoles française et anversoise, les plus prolifiques à mes yeux. J’ai d’ailleurs organisé ma première exposition sur ce thème dans ma galerie en 2003.

Pourquoi Rembrandt Bugatti occupe-t-il une place particulière dans le panthéon des sculpteurs animaliers ?
Parce que c’est le plus important de tous, évidemment ! L’année 2016 marque le centenaire de sa mort, il y a donc fort logiquement un double regain d’intérêt pour son travail. À la différence de François Pompon chez qui les lignes sont déjà épurées à l’extrême, Rembrandt Bugatti annonce réellement les formes de l’Art Déco sans s’en emparer totalement. Lorsque vous regardez ce petit jaguar de près, vous ne devinez pas l’épaisseur du pelage alors qu’au XIXe siècle, chez Barye par exemple, tout aurait été détaillé jusqu’aux griffes de l’animal. C’est cette touche si particulière de Rembrandt Bugatti, obtenue notamment par l’application de plastiline sur l’ébauche, qui donne ce rendu à la fois abouti et esquissé. Par ailleurs, l’artiste a eu la chance de travailler en exclusivité avec le fondeur Hébrard, le plus réputé d’Europe au XXe siècle pour les fontes à la cire perdue. Hébrard est le premier fondeur à numéroter ses bronzes et à sortir du carcan de la production industrielle qui dominait au XIXe siècle. En faisant signer ses artistes dans la cire, ce fondeur orfèvre crée véritablement la notion de rareté, contribuant ainsi à rendre la sculpture plus précieuse et moins décorative. Quand on la regarde de près, on constate que la patine de ce jaguar est des plus belles, avec des bruns très profonds et nuancés. Le relief reste très bon, même pour le numéro 47, et on distingue aisément les traces d’outil sur la terrasse. En somme, la rencontre idéale entre un très grand artiste et un très grand fondeur.

Pourquoi cet attrait particulier pour les félins ?
Tout simplement parce qu’au début du XXe siècle, ces animaux ne sont visibles que dans les zoos ! Il faut imaginer Rembrandt Bugatti en 1903 s’installant, des heures durant, au Jardin des Plantes à Paris et, dès 1906, au zoo d’Anvers. L’artiste, connu pour être excessivement gentil et très facile d’accès, ne refusait jamais à l’un de ses confrères le privilège de l’accompagner sur son terrain de jeu favori. Il était d’ailleurs toujours très bien accueilli par le personnel : il s’asseyait devant les cages avec son matériel et observait. À Paris, Rembrandt Bugatti avait trouvé un appartement non loin du Jardin des Plantes pour pouvoir s’y rendre facilement. Son voisin de palier n’était autre que le sculpteur Gaston Le Bourgeois dont l’une des particularités était d’avoir une panthère chez lui !

Qui achetait alors ses sculptures ?
Essentiellement des particuliers qui s’offraient un animal décoratif pour des sommes relativement modestes pour l’époque. Rembrandt Bugatti, qui sculptait par passion, a toujours bien vécu de son travail, à l’inverse d’un artiste comme Guyot qui peinait bien plus. Depuis une trentaine d’années, les prix de Rembrant Bugatti ont connu une hausse sensible grâce à des collectionneurs amoureux de ses formes avant-gardistes et de sa touche si singulière.

Sait-on où Rembrandt Bugatti a sculpté le jaguar que nous présentons ?
Grâce à la documentation et aux archives, on sait que ce modèle a été réalisé au zoo d’Anvers en 1908. Il existe une autre variante où l’artiste a reproduit le jaguar assis. Cela reste un modèle très apprécié des amateurs, un passage obligé pour tout collectionneur de Rembrandt Bugatti. Avec le célèbre éléphant, bien sûr, en référence au bouchon de radiateur des véhicules que son frère Ettore Bugatti a créé dans les années 1920 en hommage à son cadet disparu. En 1915, les animaux des zoos ont été tués et l’artiste en a été profondément affecté. Difficile de ne pas établir un lien entre cet épisode tragique et son suicide à 31 ans l’année suivante, qu’une déception amoureuse a précipité. Le plus étonnant est de se dire que malgré une si courte carrière, Rembrandt Bugatti est parvenu à devenir, avec Pompon, le plus grand des sculpteurs animaliers du XXe siècle.

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