L’interview de Pierre François Dayot, expert en mobilier et objets d’art – « Pour l’amour du beau »

Que couvre précisément votre domaine d’expertise ?
Traditionnellement, cette spécialité recouvre l’étude des meubles et des objets d’art du XVIIIe siècle. Mais, dans les faits, le spectre est beaucoup plus large. Par exemple, rien que dans le temps, mon champ d’action commence au XVIIe siècle et se termine à la fin du XIXe siècle. Quant au type d’objet, cela va de l’ébénisterie (c’est-à-dire la technique du placage et de la marqueterie) à la menuiserie (sièges et consoles en bois massif, peint ou doré) en passant par le bronze doré (j’entends par là les bras de lumière, candélabres, pendules, chenets, etc.). Et c’est sans compter les incursions ponctuelles dans des domaines qui peuvent faire eux-mêmes l’objet d’une spécialité à part entière, comme la tapisserie ou les tapis. En somme, je suis un spécialiste dont le terrain de jeu est le contenu traditionnel d’une maison telle que l’on peut la trouver, avec ses juxtapositions de périodes d’ameublement, depuis le XVIIe siècle.

Existe-t-il encore des maisons entièrement meublées XVIIIe ?
Malheureusement assez peu en France. Il faut dire que de partages en partages, les maisons se vident et les ensembles perdent leur cohérence. À l’inverse, le majorat existe encore de façon informelle dans les mondes anglosaxon et germanique. Ce système permet à l’aîné d’une fratrie de conserver le tout intact, en accord avec les autres héritiers. Vue de France, cette façon de faire peut sembler tout à fait inégalitaire, puisque des cadets renoncent à une partie de leur héritage. En Grande-Bretagne, où l’aristocratie joue encore un rôle social de premier plan, les « trusts» permettent de confier une maison à une entité chargée de la gérer et d’en conserver le contenu. Les maisons françaises, donc, se démeublent un peu plus à chaque génération puisque le principe d’égalité entre les héritiers – et souvent la fortune familiale – ne permet pas d’en désintéresser un au profit d’un autre.

La France constitue donc un vivier de trésors pour les acheteurs étrangers.
Les objets circulent depuis très longtemps et aujourd’hui la France n’est plus l’unique lieu de nos découvertes. On constate depuis de nombreuses années une accélération dans le mouvement des objets. Aux États-Unis par exemple, la règle des trois D, « Debt, Divorce, Death » [dette, divorce,
décès, ndlr], s’impose à toutes les familles. Cela explique que les objets, même les plus importants, réapparaissent souvent sur le marché, tous les 15 à 20 ans environ. En soi, cet état de fait est plutôt favorable au marché de l’art. Mais il y a un bémol. Car en ce qui concerne la conservation des meubles, chaque changement de propriétaire peut s’accompagner d’une restauration qui, en toute logique, altère un peu plus la matière du meuble ou de l’objet (le placage, la dorure). Si on applique ce principe à l’échelle du temps, l’objet est condamné à disparaître ! Cette tendance est très claire pour les placages : ils deviennent si fins que des replacages sont nécessaires. Or replaquer signifie fabriquer un nouveau décor. Fort heureusement, les techniques des restaurateurs ont considérablement évolué ces dernières années. Mais un nouveau défi se présente à l’expert : savoir où se termine l’authenticité et où commence la restauration excessive.

Quels outils utilisez-vous pour expertiser des meubles ou des objets ?
Tout d’abord le souvenir de milliers d’objets dont l’image se fixe sur ma rétine depuis des années. Et, bien sûr, la documentation, les ouvrages, les articles spécialisés. L’expertise, c’est la combinaison inconsciente de dizaines de critères : l’analyse stylistique, la maîtrise des différentes techniques de fabrication selon les époques, l’oxydation des bois… Si les bois s’oxydent et prennent une couleur qu’on peut considérer, avec le temps, comme inimitable, encore faut-il en connaître les subtilités et déjouer les pièges !

Pourquoi l’ensemble de fauteuils que nous présentons est-il intéressant ?
Parce qu’il fait perdurer le style Empire qui constitue lui-même l’aboutissement du mouvement néoclassique. En France, celui-ci débute curieusement très tôt, à la fin des années 1750 pour le mobilier, sous Louis XV. Contrairement à ce qu’on pense, les styles ne suivent pas les règnes des rois ! Ces fauteuils sont la preuve de la persistance des formes et de l’esthétique du style Empire sous la Restauration, dont on retrouve d’ailleurs un élément typique avec les supports d’accotoirs à tête de dauphin. L’estampille de la maison Jacob (1830-1847) permet de dater précisément cet ensemble, présenté parfaitement « dans son jus », comme disent les antiquaires. Si la couverture des sièges et leur garniture sont postérieurs, comme souvent, leurs décors sont bien d’origine.

Existe-t-il encore de grands collectionneurs d’ensembles ?
Par définition, le mobilier ancien est assez peu compatible avec l’idée de collection. Mais on s’en rapproche en essayant de reconstituer des ensembles cohérents. En matière de reconstitution de décors et d’atmosphères, chaque époque véhicule son propre état d’esprit. La façon de choisir, d’accommoder et de placer du mobilier XVIIIe aujourd’hui n’a rien à voir avec celle des années 1960. Quant au mélange des styles, ce n’est pas une nouveauté en soi. Prenez le mobilier en marqueterie d’écaille et de métal : il se collectionne depuis le XVIIIe siècle. Et lorsqu’un grand financier acquiert un bureau de Boulle dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et l’installe dans un hôtel particulier qu’il l’interview vient de faire construire, il ne fait rien d’autre que mélanger les styles.

Pensez-vous qu’il y ait une désaffection pour le mobilier ancien ?
Certes, la baisse des prix du marché est réelle. Mais il ne faut pas oublier que nous arrivons après une période de grande euphorie – les années 1980 et 1990 – durant laquelle le mobilier XVIIIe était très prisé. D’ailleurs, si on effectuait une étude des prix depuis la fin du XIXe siècle, cette baisse à court terme serait grandement relativisée. Et rassurez-vous, le marché à l’heure actuelle sait encore générer des records pour des pièces qui en valent la peine ! Je suis très optimiste.

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