Entre Gênes et Prusse

Entre chien et loup, l’heure bleue où, depuis toujours, roquet et bête sauvage se fondent dans les teintes ouatées du crépuscule. Depuis toujours, vraiment ?

À l’époque de Lascaux ou des poteries minoennes, le blanc, le rouge et le noir constituent les couleurs dominantes. Même si l’on tient des Égyptiens quelques bleus, aux valeurs bénéfiques, et si, beaucoup plus tard, les fonds des mosaïques byzantines s’inspirent de la couleur du ciel, les Grecs, les Romains et leurs successeurs immédiats l’ont globalement ignorée. Pis, les Celtes, les Germains et les Pictes, qui s’en parent ou s’en enduisent avant de monter à l’assaut, lui confèrent une connotation franchement négative. Le haut Moyen-Âge perpétue la tradition en assimilant carrément le bleu aux artisans et travailleurs. Une préfiguration du bleu de Gênes ?

Passé l’an mil, le bleu envahit l’art du vitrail et apparaît dans l’échelle des valeurs religieuses puisqu’il devient rien moins que la couleur de la Vierge ! Les rois de France, fous d’azur, s’en emparent à leur tour suivis en cela par la noblesse européenne qui l’intègrent à qui mieux-mieux dans leurs armoiries, détrônant le « sable » (le noir). À partir du XIVe siècle, le bleu est enfin perçu positivement et associé à la joie, l’amour, la paix, le réconfort et la loyauté. Bref, c’est une couleur rassurante, comme le prouvent hommes politiques et d’affaires qui optent, à défaut du noir, pour des costumes bleu marine moins austères. Toujours de bon ton pour mettre le pigeon, le client ou l’électeur en confiance. La montée en puissance du bleu est telle qu’au XVIIIe siècle, il supplante définitivement le rouge.

Deux variantes dominent désormais : le bleu sombre, sérieux, posé, solennel, institutionnel et héritier du noir qu’on appellera roi, marine ou nuit et qui inspire confiance. Et, par ailleurs, le bleu léger, aérien, pétillant et volontiers frivole qui est le digne héritier du rouge. On le nomme ciel, pastel, céleste ou turquoise, évoquant piscines, mers du Sud, vacances et absence de soucis. Autrement dit, par sa richesse symbolique, le bleu est, en Occident, presque l’égal du blanc.

Une observation cependant: si une couleur si importante dans notre culture a pu être ignorée par nos ancêtres pendant un millénaire, n’y en aurait-il pas d’autres que nous méconnaissons semblablement, affaiblissant ainsi la richesse chromatique de nos perceptions ? Et n’avons-nous pas besoin, plus que jamais, d’artistes explorant leur richesse, tels Yves Klein pour le bleu ou Pierre Soulages pour le noir ?

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