La bio : Alexandre Iolas (1909-1987), bientôt 30 ans

Lorsqu’une personnalité tire sa révérence, le rituel veut que la foule éplorée se retrouve et vante comme un seul homme les mérites et les qualités d’un être hors norme. Et en l’espèce, Alexandre Iolas semble ne pas faire exception ! Le mythe dépasserait-il toujours la réalité ?

Un souvenir encore vivace

Après avoir échangé avec certains de ses proches amis et anciens collaborateurs, plus d’un quart de siècle après sa disparition, nous avons remarqué que les deux qualificatifs qui reviennent le plus pour le décrire aujourd’hui sont « charismatique » et « généreux ». « Je dois tout à Iolas » avoue l’un, « il m’a tout appris en matière d’art » confesse l’autre. Et lorsque nous avons interrogé des collectionneurs et galeristes qui l’ont connu à Paris, Genève, Milan, Athènes, Madrid ou New York, il s’est formé quasi systématiquement un halo lumineux autour du souvenir lointain et évanescent de ce Commandeur venu d’Orient et parti à la conquête du monde de l’art. L’homme était visiblement doté d’un pouvoir d’attraction exceptionnel et le galeriste pourvu de talents inédits en matière de communication. Les plus nostalgiques vous diront, des trémolos dans la voix, que des hommes comme Iolas n’existent plus et qu’aucun galeriste contemporain ne supporterait la comparaison. Mais comparaison n’est pas raison ! Car si l’avant-guerre a eu Kahnweiler (l’un des premiers soutiens de Picasso, entre autres) et l’après-guerre Alexandre Iolas, leurs émules au XXIe siècle existent bel et bien, avec chacun leur style, comme Larry Gagosian et son impressionnant réseau de galeries implanté aux quatre coins du globe.

Iolas, étoile d’Orient

Alexandre Koutsoudis naît à Alexandrie en 1909, même si cette année est sujette à caution dans la mesure où personne ne sait vraiment s’il ne s’est pas rajeuni à l’âge adulte. Quoi qu’il en soit, l’enfant grandit dans cette Égypte des années 1920 où Juifs, Arméniens, Grecs et Coptes coexist ent pacifiquement sur les ruines de l’Empire ottoman. Au sortir de l’adolescence, il se choisit le nom de « Iolas », en référence au héros de Thèbes qui conduisait le char de son oncle Hercule. Un pari réussi puisque, sa vie durant, ses amis, clients et artistes ne le désigneront plus que par ce nom sonore et international qui cultive à merveille l’ambigüité de ses origines. Le jeune Iolas mène une première carrière internationale de danseur étoile qui lui permet de côtoyer Igor Stravinsky, Darius Milhaud ou Francis Poulenc. Il n’est pas encore cet homme baroque à l’existence exotique mais il porte déjà en lui cette sophistication et cette culture cosmopolite propres aux chrétiens d’Orient. Alexandre Iolas, ce superstitieux qui se faisait tirer les cartes, affirmait ne pas connaître l’anxiété. Pourtant, s’il disait ne se sentir chez lui que dans la suite 227 du Claridge’s Palace à Londres, c’est bel et bien en Grèce qu’il trouve le calme et l’apaisement à la fin de sa vie. Ce passionné de poésie grecque et germanique, qui dort peu et lit beaucoup, reçoit ses amis dans son imposante maison d’Agia Paraskevi, aujourd’hui à l’abandon, un palais de marbre blanc dont l’entrée est gardée par deux lions byzantins. L’âge aidant, Iolas se montre très généreux avec le Centre Pompidou, qui reçoit de lui un spectaculaire tableau de Roberto Matta de dix mètres de long, ainsi qu’avec le musée macédonien d’art contemporain de Salonique qui s’enorgueillit désormais de posséder un très important tableau de Martial Raysse. Ses collaborateurs ne sont pas en reste et reçoivent eux aussi cadeaux et œuvres en nombre. En effet, contrairement à certains de ses confrères, comme les Maeght, Iolas n’est guère attiré par l’idée de créer une Fondation ou un musée privé. Il souhaite plutôt rendre au pays qui a vu naître ses ancêtres ainsi qu’à ses proches un peu de la grande histoire qu’il a contribué à écrire. Il disparaît en juin 1987 après une opération, contaminé par le virus du sida suite à une transfusion sanguine.

La genèse d’un amour fou

La légende raconte qu’Alexandre Iolas a reçu son premier choc esthétique devant une œuvre de Giorgio de Chirico exposée dans la vitrine d’une galerie de l’avenue Matignon à Paris. En effet, après des tournées triomphales à Berlin, Rome ou aux États-Unis avec Balanchine et Theodora Keogh-Roosevelt dans les années 1930, le jeune danseur grec d’Alexandrie s’est fixé dans la ville lumière où le Grand Ballet du Marquis de Cuevas l’a accueilli. La galerie d’art est sur son chemin et, matin et soir, la curiosité l’envahit. Au quatrième jour, n’y tenant plus, Iolas ose enfin entrer et demande naïvement à l’hôte des lieux : « C’est quoi Chirico ? ». Le galeriste au fort accent russe se montre très patient avec le jeune homme et lui explique tout sur le tableau qui l’intrigue tant. Et c’est ainsi qu’Alexandre Iolas, plusieurs fois par semaine, prend l’habitude d’aller saluer le marchand d’art à qui il achète sa toute première œuvre : un petit dessin de Cézanne. On raconte que, plus tard, Iolas a fait l’acquisition (à crédit !) du Chirico en question. Rapidement, l’apprenti collectionneur se met à fréquenter les peintres, à commencer par Raoul Dufy, Pablo Picasso, Georges Braque ou Man Ray. Quant à Max Ernst , avec qui se lie très vite une indéfectible amitié, il le rencontre pour la toute première fois lors d’un bal masqué, alors que l’artiste n’est vêtu que d’un pantalon de pyjama avec des yeux dessinés sur son torse nu.

Le temps des galeries

Alexandre Iolas ouvre la Hugo Gallery à New York en 1944 et s’associe pour l’occasion avec la Duchesse Maria de Gramont, belle-fille de Victor Hugo. Ses modèles d’alors parmi les galeristes s’appellent Julien Levy, Pierre Matisse ou encore Betty Parsons. Et lorsque cette dernière, qui s’apprête à cesser son activité, lui propose de prendre Jackson Pollock sous son aile, Iolas ne peut malheureusement pas encore se le permettre ! Onze ans plus tard, il ouvre sa propre galerie, toujours à New York, et y expose les surréalistes qu’il avait accueillis quelques années plus tôt alors que ceux-ci fuyaient l’Europe nazie. S’il a ouvert ensuite une galerie à Paris, c’est uniquement sur l’insistance de Max Ernst . Du reste, Iolas, qui a souvent indiqué à ses proches qu’il fermerait le 196 boulevard Saint-Germain à la mort de son artiste fétiche, a tenu parole. Dans ses galeries, Iolas défend les grands noms du surréalisme (Matta, Brauner, Magritte…) avant de s’intéresser aux jeunes plasticiens, ceux du Nouveau Réalisme (Raysse, Tinguely, Saint-Phalle…), de l’Arte Povera (Mattiacci, Kounellis, Pascali…) ou encore, dans les dernières années, à des plasticiens grecs (Pavlos, Tsoclis, Fassianos, Takis…). L’un de ses très proches amis se souvient que « Iolas ne vivait que pour ce moment où, vers 18h, les portes de la galerie s’ouvraient enfin pour accueillir les invités du vernissage d’une nouvelle exposition ». Ces instants bénis lui rappellent-ils les secondes qui précédaient ses entrées sur scène dans sa jeunesse ? Très certainement. Car pour Iolas, la galerie n’est pas un espace de commerce mais une arène dans laquelle il met toute sa passion et toute sa vie au service de l’art des autres.

Un aristocrate de la Grèce antique

Alexandre Iolas n’interfère jamais dans la partie technique de la création d’une œuvre, même lorsque ses artistes expérimentent des procédés complexes ou coûteux. Il n’a qu’un objectif : les préserver afin de leur permettre de créer en toute quiétude. Paradoxalement, dans une interview accordée au commissaire-priseur Maurice Rheims pour le magazine Vogue en août 1965, Alexandre Iolas refuse catégoriquement d’être qualifié de marchand d’art mais assure que si un banquier a le droit de gagner dix millions de dollars, lui a celui d’en gagner cent millions ! Un important éditeur d’estampes parisien nous confie que si Iolas «réglait rubis sur l’ongle, il ne payait jamais directement lui-même», laissant le soin à ses équipes de gérer l’intendance et les tracas quotidiens. L’ancien directeur de l’une de ses galeries se souvient qu’un jour, Iolas, s’étonnant du tas de courriers à l’en-tête d’un assureur posé sur un bureau, s’est écrié, presque candide : «mais pourquoi assurez-vous les tableaux ?». Lui qui, dans la même interview, a beau déclarer être «absolument en faveur du snobisme» reste malgré tout, dans le souvenir de ses proches, l’exact opposé. Iolas est, au quotidien, un homme accessible et simple, aussi à l’aise dans la haute société qu’avec sa cuisinière Soula avec qui il aimait passer du temps à discuter en toute simplicité. À l’image de leur fondateur, le réseau de galeries joue avec brio de ses multiples identités. Chacune a son style: Paris est très sobre, Milan plus tape-à-l’œil. En somme, Alexandre Iolas, que Victor Brauner désigne dans une lettre comme le «galeriste américain», est le parfait produit d’un Orient apaisé et d’une Amérique de tous les possibles, avec l’élégance, l’allure et la flamboyance d’un prince de la Renaissance toujours en exil. En revanche, si quelqu’un ne lui revient pas, Iolas peut être extrêmement cassant ! Souvent provocateur, jamais malsain, il rabroue avec délice les visiteurs qui, en entrant dans la galerie, ne se présentent pas. Beaucoup repartent blessés dans leur orgueil, voire pire, pour ceux à qui Iolas refuse tout simplement de vendre une œuvre au motif qu’ils ne la méritent pas !

L’ami fidèle des artistes

Les relations que Iolas entretient avec ses protégés se veulent simples, presque familiales. Jusque dans les années 1960, le marchand ne signe aucun contrat. Quant à Max Ernst, l’ami de toujours, l’artiste favori et fer de lance de la galaxie Iolas, on ne compte qu’une seule convention écrite en plusieurs décennies de collaboration. Et encore, uniquement pour rassurer un tiers dans le cadre d’une coédition ! Il arrive bien sûr que des relations s’enveniment ou que des amitiés prennent du plomb dans l’aile. Mais plusieurs témoins ont tenu à préciser que même lorsque des artistes aigris parlaient mal de lui, Iolas veillait à ne jamais rien dire de mal ou de négatif sur ceux qu’il avait soutenus et, pour l’essentiel, sincèrement aimés. Du reste, un seul artiste a réellement claqué la porte de la galerie Iolas : Martial Raysse qui, dit-on, en aurait voulu à Alexandre Iolas de ne pas s’être montré plus critique en public vis-à-vis des Colonels qui venaient de prendre le pouvoir en Grèce. Le formalisme n’est arrivé dans le marché de l’art qu’avec les jeunes artistes ayant éclos après-guerre, de plus en plus défendus par des galeries soutenues financièrement par des hommes d’affaires soucieux de ne pas voir leurs poulains les quitter pour d’autres écuries. En ne se fiant qu’à son œil et son instinct, et en se dévouant corps et âme à ses artistes, Alexandre Iolas symbolise l’apogée tout autant que la fin d’un âge d’or perdu auquel admirateurs et suiveurs ne cessent de se référer.

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