Le fauve de la vente : un tigre de papier

« Devant moi tout recule et frémit, tout émigre,
Tout tremble ; admirez-moi, voyez, je suis un tigre ! »
Victor Hugo, Les Châtiments, 1852

Le tigre n’est pas seulement un gros chaton mignon qu’on gratouille derrière les oreilles. C’est d’abord le rival du lion dans la course au titre de roi des animaux !
Comme tout super-prédateur volontiers mangeur d’hommes, le tigre habite les cauchemars – et l’art ! – des hommes depuis des siècles. Ce Tigre à l’arrêt (1) que nous propose Delacroix est non seulement le seul félin en noir et blanc réalisé par l’artiste mais encore sa seule création sur cliché-verre. Apparue dans le dernier quart du XIXe siècle, la technique du cliché-verre est l’un des tout premiers procédés photographiques.

Très précise mais moins nuancée que la photographie moderne, elle consiste à rayer une couche opaque préalablement étendue sur une plaque de verre avant d’utiliser cette dernière comme négatif. Et d’en tirer des épreuves positives. Ce procédé astucieux a été inventé par le peintre Constant Dutilleux et son gendre Charles Desavary. Dutilleux, qui fréquente Corot et Delacroix depuis la fin des années 1840, les pousse à s’intéresser à sa trouvaille. Il faut dire que les deux artistes visionnaires savent l’importance d’être (avec) Constant ! Delacroix a su mieux que personne mêler classicisme et modernité, explorant avec brio la photographie dès le début des années 1850. Pas étonnant qu’il n’ait réalisé qu’un seul cliché-verre dans toute sa carrière quand on connaît ses talents de coloriste.Car, à la différence d’un Corot, Delacroix sait se satisfaire d’une seule épreuve, a fortiori pour un tirage en noir et blanc. Mais quelle épreuve !

Car pour un tigre dessiné en négatif – et peut-être même griffonné rapidement pour complaire à l’ami Constant – la puissance et l’efficacité sont là. Pour un peu, on imaginerait ce croquis, même saisi sans couleur, pris sur le vif ! D’ailleurs en y regardant à deux fois, l’animal, menaçant comme tout félin à l’arrêt, semble peu enclin à poser.

L’artiste prouve qu’il sait ce qu’être un tigre signifie et préfigure en cela le Shere Khan de Rudyard Kipling. Chez Delacroix comme chez Kipling, le félin est disposé à croquer les enfants, contrairement à la version de Disney qui fait chanter aux bambins que pour être un tigre : « Tu dois rugir comme un tigre / Plein de vie comme un tigre / Qui fait de joyeux hoo-hoo-hoo-hoo-hoooo ! ».

1 Œuvres à rapprocher : Tigre attaquant un cheval sauvage (1826-1829), Jeune tigre jouant avec sa mère (1830) conservés au Musée du Louvre et Jeune femme emportée par un tigre (1856) conservée à la Staatsgalerie de Stuttgart.

 

Eugène Delacroix (1798-1863), Tigre à l’arrêt — Lot 61

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